Dès 1979, les dirigeants d’Apple savaient bien que l’Apple II ne serait pas éternel. Ils savaient bien également que l’Apple II, aussi novateur et populaire qu’il fut, restait un ordinateur limité et plutôt orienté vers le grand public. Bien sûr, l’Apple II venait de recevoir une mise à jour, sous le nom d’Apple II+, intégrant un nouveau langage de programmation, le Basic Applesoft (créé par Microsoft) et des capacités graphiques améliorées. Bien sûr aussi, Apple avait déjà en projet deux nouvelles machines, le Lisa (dont les premières esquisses n’intégraient pas encore d’interface graphique) et le Macintosh (un projet en free-lance que menait Jeff Raskin d’après sa vision d’un ordinateur simple à utiliser). Mais ces deux projets progressaient lentement et il fallait occuper le terrain sur un marché devenu extrêmement concurrentiel en l’espace de quelques années. Il fallait aussi prouver au monde de la finance qu’Apple était une entreprise sérieuse et capable d’aller de l’avant, à quelques mois de son introduction en bourse prévue pour le mois de décembre 1980. Il fallait enfin prouver qu’Apple, organisée dorénavant comme une grande société, était encore capable de produire une merveille, et pas seulement de commercialiser la géniale invention de son créateur.
Les ingénieurs d’Apple avaient prévu un temps de développement très court pour l’Apple III, sous le nom de code Sara (d’après le prénom de la fille de Wendell Sander, l’ingénieur en tête du projet et 16ème employé d’Apple) : à peine 10 mois contre plusieurs années pour les autres projets. l’Apple III n’était qu’un Apple II amélioré : plus de puissance (un processeur SYNERTEK 6502A à 2 Mhz contre un MOS 6502 à 1 Mhz), plus de mémoire (128 Ko extensible à 256) et un lecteur de disquette intégré au boîtier. L’écran haute définition du Sara devait être capable d’afficher 80 caractères par lignes, contre 40 pour l’Apple II. Cela lui conférerait un aspect professionnel bénéfique à sa réussite : l’Apple III était le premier ordinateur de la firme vraiment destiné au marché de l’entreprise.
Et, chose nouvelle, il était capable d’écrire aussi bien en majuscule qu’en minuscule, alors que l’Apple II se contentait des majuscules. De même, il fut décidé d’inclure dans le boîtier de l’Apple III un pavé numérique ainsi que des touches directionnelles sensibles à deux niveau de pression pour déplacer plus ou moins rapidement le curseur à l’écran. Devant le succès du lecteur de disquettes « Disk II » de l’Apple II, l’intégration d’un lecteur de disquettes 140 Ko interne allait de soi. Enfin, l’intégration d’une « mémoire-tampon » au clavier permettait de ne pas perdre les caractères tapés pendant que le système était occupé. Du côté des petits raffinements, on trouvait également une touche « Reset » sagement mise à l’écart, sous forme d’une petite commande située entre le clavier et le lecteur de disquettes, à l’abri des appuis intempestifs, tandis que les versions internationales du clavier se voyaient doter de leur équivalent « QWERTY » sur l’épaisseur des touches.
Mieux : pour la première fois de son histoire, Apple décida de fabriquer son propre écran ! Alors que les acheteurs d’Apple II devaient trouver leur propre moniteur, ou connecter leur ordinateur à leur téléviseur, les clients de l’Apple III disposèrent d’un écran parfaitement adapté au design de l’unité centrale. Sur la face avant, cet écran disposait d’un bouton On/Off et d’un réglage de contraste, tandis que les réglages de luminosité et de balayage se trouvaient à l’arrière. Détail resté inédit dans l’histoire des moniteurs : celui-ci recevait un traitement antireflet sous forme d’une sorte de papier de soie, censé diminuer les reflets parasites et éviter les traces de doigts. Nous en avons parlé sur notre blog.
Pour accompagner ces nouveautés matérielles, le logiciel n’était pas en reste. Les équipes mirent au point un nouveau système d’exploitation, Apple SOS (prononcez « Apple Sauce »), pour Sophisticated Operating System. Contrairement au système Apple DOS qui équipait les Apple II, le système Apple SOS permettait de naviguer avec les flèches du clavier dans des menus et des sous-menus pour donner des instructions à l’ordinateur. Ainsi, au démarrage, il était possible de choisir parmi trois rubriques (Device handling commands, File handling commands, System Configuration Program) puis d’accéder à des sous-menus. On pouvait aisément connaître la liste des volumes connectés, les dupliquer, naviguer dans les dossiers, renommer des fichiers, sans manipuler la moindre ligne de commande… Apple SOS était également le premier système de la firme à organiser le contenu des disques de manière hiérarchique, avec des dossiers et sous-dossiers (rappelons que même le premier Macintosh, en 1984, ne proposera qu’un système de fichiers « plat », où tous les fichiers sont enregistrés à la racine du disque). Autant de fonctions qu’Apple imaginait déjà bien utiles alors que débutaient en interne les premiers développements de ce qui deviendrait son disque dur ProFile de 5 Mo, attendu pour 1981.
Pour faciliter la coexistence des deux systèmes, une astuce toute simple avait été trouvée : puisque les deux ordinateurs partageaient le même type de disquettes, Apple DOS démarrait sur le secteur zéro des disquettes, et Apple SOS, sur le premier secteur. Il était ainsi possible de basculer ses fichiers d’un ordinateur à l’autre, et de créer des disques de logiciels compatibles avec les deux systèmes. Hélas, si l’Apple III était capable d’émuler le fonctionnement d’un Apple II+, le système Apple SOS lui-même n’était pas compatible avec les logiciels conçus pour l’Apple II : il fallait donc démarrer l’Apple III sur un disque DOS, et l’on perdait alors tous les avantages d’Apple SOS. Cette limitation était tout à fait intentionnelle, les circuits de l’ordinateur étant même spécialement conçus pour empêcher toute utilisation de mémoire vive supplémentaire dans le mode d’émulation de l’Apple II, limitant celui-ci aux 48 kbits de l’Apple II+.
Ainsi, pour les dirigeants d’Apple, les choses étaient claires : l’Apple III deviendrait le standard pour le milieu professionnel, tandis que l’Apple II et ses descendants seraient destinés au grand public et au monde de l’éducation. On prête à Steve Wozniak, très confiant dans l’avenir du petit nouveau, le mot suivant : « Six mois après la sortie de l’Apple III, on ne vendra plus un seul Apple II ».
En mai 1980, l’Apple III fut annoncé au public. La présentation officielle eut lieu au cours de la National Computer Conference, à Anaheim en Californie. Apple voulut faire les choses en grand pour le lancement, et réserva Disneyland, dans la même ville, pour une soirée privée où elle invita près de 7.000 personnes. Apple y célébra la naissance de son gros bébé : gros par le prix (de 4300 à 7800 dollars), gros par le poids (onze kilos) et par le volume (plus large, plus profond et moitié plus haut que l’Apple II). On fit venir des groupes de musique pour égayer la soirée, et tous les invités furent transportés sur place dans des bus à deux étages à l’anglaise.
Les invités découvrirent alors le design de l’appareil, qui s’éloignait de celui de l’Apple II, notamment en raison de l’épaisseur accrue du boîtier, ayant conduit à ne pas intégrer le clavier sur le dessus du boîtier, mais à l’avant de celui-ci. Le décrochement dans la forme du boîtier avait permis d’intégrer le lecteur de disquette de marque Shugart au-dessus du clavier, en face avant. Très massive, et donc très lourde, la carcasse de l’Apple III présentait sur sa face arrière des ailettes jouant le rôle de dissipateur thermique, mais aussi de fente pour les cartes optionnelles. Là où l’Apple II proposait huit emplacements pour les cartes d’extension, l’Apple III n’en proposait plus que quatre. En effet, de nombreux ports avaient été ajoutés sur la machine et évitaient de devoir recourir à des cartes supplémentaires : connecteur pour manette de jeu et imprimante, pour écran (une RVB 15-pins et une vidéo coaxiale), et pour quatre lecteurs de disquettes additionnels. Apple considérait ainsi, dans ses documents de propagande, que les capacités d’extension étaient passées de 8 à 11 lignes entre l’Apple II et l’Apple III. Pour accéder à l’intérieur de la machine, rien de plus simple : il suffisait de tourner deux vis « quart de tour » situées sous le boîtier, et le capot supérieur pouvait s’enlever !
Grosse surprise tout de même pour les connaisseurs : alors que l’Apple III devait recevoir une puce de type « horloge temps réel » (permettant de créer des applications faisant appel à la date et à l’heure réelles, ou à des durées exprimées en fractions de secondes), le connecteur visiblement dédié à cette puce était resté vide dans les Apple III présentés. Déjà, des rumeurs circulèrent quant aux problèmes ayant conduit Apple à renoncer à intégrer cette fonctionnalité, et aux difficultés rencontrées lors de la production. Et en effet, la commercialisation effective sera repoussée à plusieurs reprises durant l’année 1980 jusqu’à l’automne, où les premiers exemplaires seront livrés au compte-goutte. On apprendra beaucoup plus tard, par la voix de Steve Wozniak, qu’au moment de l’annonce officielle de mai 1980, seuls trois prototypes de l’Apple III étaient fonctionnels, et qu’ils n’en étaient qu’au tout premier stade de développement, encore assemblés à la main.
Résultat, au moment de sa sortie, la machine faisait déjà pâle figure dans le milieu professionnel, avec son processeur 6502 techniquement dépassé, et sa gestion calamiteuse de la mémoire vive. Il faut dire que ce processeur ne savait pas gérer plus de 64 kb de mémoire vive, et que c’était au système Apple SOS de jongler entre plusieurs zones de mémoire pour utiliser les 128 à 256 kb de mémoire disponible. S’il n’y avait eu que ça. Mais du côté du matériel, les choses n’allaient pas beaucoup mieux. Entre autres soucis, les utilisateurs remarquèrent rapidement que la machine surchauffait. L’absence de toute ventilation et de toute aération visible avait en effet été exigée par Steve Jobs, qui avait imposé une surface de refroidissement sous la forme d’une imposante carcasse en fonte d’aluminium, censée dissiper la chaleur. Cette solution étant insuffisante, les utilisateurs constatèrent que la carte-mère avait tendance à se dilater sous l’effet de l’augmentation de température, et donc à se déformer, entraînant une déconnexion de certaines puces.
La recommandation d’Apple pour venir à bout de ces problèmes de surchauffe ? Soulever légèrement la machine et la laisser retomber, tout simplement. On croit rêver, mais c’est bien ce que la multinationale recommandait à ses clients. La légende raconte que c’est l’un des ingénieurs d’Apple qui découvrit cette solution en posant rageusement son Apple III défectueux sur son bureau. La machine avait alors retrouvé un fonctionnement normal, et la technique s’était répandue dans les services après-vente du constructeur.
Après avoir fait l’autruche quelques mois, Apple cessa temporairement la commercialisation de l’Apple III. Les ingénieurs travaillèrent d’arrache-pied pour résoudre les différents problèmes. Une nouvelle carte-mère fut dessinée, notamment pour permettre un fonctionnement optimal de l’horloge temps-réel, une puce National Semiconductor extrêmement sensible dont le positionnement initial laissait à désirer et créait des erreurs aléatoires. Cette horloge fut d’ailleurs retirée de la version standard de l’Apple III, pour devenir une option payante. Sur la carte-mère, certaines pistes furent élargies et espacées pour éviter les faux-contacts de soudure, et les supports de puces furent améliorés pour éviter les déconnexions intempestives. Le modèle corrigé fut remis en vente en décembre 1981, avec une mémoire portée à 256 Ko (les prix de la mémoire vive avaient bien baissé au cours de l’année), et Apple rappela à l’usine les 14.000 exemplaires déjà écoulés afin de les réparer. Les nouveaux clients purent également acquérir le disque dur ProFile de 5Mo finalement proposé au prix de 3500 dollars. Dans ce disque dur, Apple avait pris en charge la gestion de l’alimentation et l’interface électronique, et s’était appuyée sur le premier disque fabriqué par Seagate, le modèle ST-506.
On aurait alors pu penser que les problèmes étaient réglés pour l’Apple III. Mais le nouveau modèle n’était pas parfait, et la mauvaise réputation gagnée durant sa première année d’existence ne permit pas aux ventes d’Apple III de décoller. Le système d’exploitation dont Apple avait imprudemment choisi le nom, ne fut plus prononcé « Apple SAUCE » mais bien vite « Apple S.O.S. », comme le signal de détresse. Peu de logiciels furent adaptés à l’Apple III, au-delà du fameux tableur VisiCalc qui avait servi d’argument de vente à l’origine. Apple n’ayant pas souhaité créer de communauté de passionnés autour de sa machine, elle ne diffusa que peu d’informations techniques, et les utilisateurs ne purent pas créer et partager de cartes et de pilotes personnalisés. De plus la FCC, l’agence américaine qui certifie et valide tous les périphériques qui émettent des ondes électromagnétiques, exigea la création de pilotes spécifiques pour les cartes Apple II pourtant compatibles avec l’Apple III. Entre-temps, IBM avait officiellement présenté son premier PC, en août 1981, et Apple n’était plus qu’un concurrent parmi d’autres.
Après deux années de commercialisation, en décembre 1983, l’Apple III laissa la place à l’Apple III+, quasiment identique au modèle original à l’exception d’un prix revu à la baisse (3000 dollars), de quelques connecteurs adoptant le format standard DB-25, et d’une couleur moins contrastée, plus en phase avec le gris de l’Apple IIe.
Mais déjà, l’Apple III n’était plus une pièce maîtresse dans la gamme du fabriquant, mais bien plutôt un boulet au pied. Les publicités pour cette machine s’étaient faites rares, puis inexistantes. Il faut dire qu’après seulement deux ans de commercialisation effective, l’Apple III se retrouvait face au Lisa, au Mac, à l’Apple IIe et à l’Apple IIc… C’est d’ailleurs à la sortie de ce dernier qu’Apple retirera officiellement la gamme Apple III de son catalogue, en avril 1984. L’Apple III+ n’aura finalement vécu que quatre mois ! Au final, on estime qu’Apple a écoulé environ 60.000 à 120.000 exemplaires de son Apple III. Apple vendra deux fois plus de Macintosh, rien que sur son année de lancement…